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Il y eut des augures. Dans les premiers jours de mai 2203, les informatrices rapportèrent le passage d’un vol de corneilles blanches au-dessus de la Suède. Une série d’incendies inexpliqués détruisit à moitié la Colline Oiseau-Lyre, un des principaux pivots industriels du système. Une pluie de petites pierres rondes s’abattit sur un camp de travail martien. À Batavia, Directoire de la Fédération des Neuf Planètes, naquit un veau à deux têtes : signe certain qu’un événement d’une incroyable importance se préparait.
Les interprétations ne manquaient pas : la spéculation sur la signification des événements naturels était un passe-temps favori. Chacun conjecturait, consultait, débattait de la bouteille – instrument socialisé du hasard. Les diseurs de bonne aventure du Directoire étaient pris des semaines à l’avance.
Mais ce qui est augure pour les uns est épreuve pour les autres. En réaction à la catastrophe limitée qu’elle avait connue, la Colline Oiseau-Lyre provoqua une catastrophe totale pour cinquante pour cent de ses employés classifiés. Les serments d’allégeance furent dissous et nombre de chercheurs et techniciens furent jetés à la rue. La plupart sombrèrent à jamais dans l’immense masse des non-classés. Mais pas tous. Livrés à eux-mêmes, ils constituèrent un nouveau symptôme de l’imminence d’un événement grave.
Ted Benteley saisit son avis de licenciement d’un geste vif dès qu’il l’eut aperçu. Tout en se dirigeant vers son bureau, il le déchira tranquillement en petits morceaux qu’il jeta dans la fente réceptrice d’une boîte à papier. Sa réaction avait été aussi violente qu’immédiate. Elle différait de celle des autres par un aspect fondamental : il était heureux de ne plus être lié par son serment. Depuis treize ans, il avait en vain usé de tous les stratagèmes légaux pour rompre avec Oiseau-Lyre.
Il verrouilla la porte de son bureau et éteignit l’écran ipvic. Sa pensée travaillait rapidement. Il ne lui fallut qu’une heure pour mettre sur pied un plan d’action d’une revigorante simplicité.
À midi, le département du personnel lui rendit sa carte de pouvoir, comme il était de rigueur lorsque le serment était rompu par la hiérarchie. Cela lui faisait drôle de la revoir après tant d’années. Il la tint gauchement entre les doigts avant de la mettre dans son portefeuille. Elle représentait sa chance sur six milliards à la grande loterie, une fragile possibilité d’accéder, par une imprévisible saute de la bouteille, à la position de classe Un. Politiquement parlant, cela le ramenait trente-trois ans en arrière – la carte était codée à la naissance.
À 2 h 30, il rompit ses derniers liens avec Oiseau-Lyre ; ils étaient de toute façon mineurs. À 4 heures, il avait liquidé ses biens selon une procédure d’urgence qui lui coûta un important pourcentage de perte, et acheté un billet de première dans un transport public. Il quitta l’Europe avant la tombée de la nuit, en direction de la capitale de l’Empire Indonésien.
À Batavia, il loua une chambre bon marché dans une pension et défit ses bagages. Le restant de ses possessions était encore en France. S’il réussissait, il pourrait se les faire envoyer. Dans le cas contraire, il n’en aurait plus besoin. Chose curieuse, sa chambre donnait sur les bâtiments du Directoire. Des essaims de gens, pareils à des mouches tropicales, entraient et sortaient par ses multiples issues. Sur terre, sur mer et dans le ciel, tous les chemins menaient à Batavia.
Ses fonds ne lui permettaient qu’une attente limitée. Après, il lui faudrait agir. Il emprunta une visionneuse et des brassées de bandes à la Bibliothèque d’Information Publique. Pendant des jours, il absorba des informations relatives à toutes les phases de la biochimie, sujet qui lui avait valu sa classification initiale. Il bûchait comme un enragé, sans perdre de vue un fait primordial : les demandes d’allégeance professionnelle auprès du Meneur de Jeu n’étaient examinées qu’une seule fois ; si l’on ratait, c’était fini.
Il comptait mettre tout ce qu’il avait dans ce premier essai. Il était libéré du système des Collines et bien décidé à ne pas y revenir.
Les cinq jours suivants, il fuma cigarette sur cigarette, fit le tour de sa chambre un nombre incalculable de fois, puis finit par chercher dans les pages jaunes de l’annuaire ipvic les adresses des agences de filles. Son agence favorite avait un bureau près de là ; il téléphona et, moins d’une heure après, la plupart de ses problèmes psychologiques avaient disparu. Entre la blonde élancée que l’agence lui avait envoyée et le bar à cocktails du coin, il réussit à durer vingt-quatre heures de plus. Mais c’était la fin. Il fallait agir – maintenant ou jamais.
Quand il se leva, ce matin-là, un frisson glacial le parcourut. Le Meneur de Jeu Verrick embauchait selon le principe fondamental du Minimax : apparemment, le hasard présidait à la répartition des serments d’allégeance. En six jours, Benteley n’avait pas réussi à détecter un système quelconque, ni le facteur – s’il y en avait un – qui déterminait le succès. Ruisselant de sueur, il prit une douche rapide… et recommença à transpirer. En dépit de ses efforts acharnés, il n’avait rien appris. Il allait en aveugle. Il se rasa, s’habilla, paya Lori, la fille blonde, et la renvoya à l’agence.
La solitude et la peur le frappèrent de plein fouet. Il rendit sa chambre, mit sa valise en sécurité et, pour plus de sûreté, s’acheta une seconde amulette. Dans un lavabo public, il la mit sous sa chemise et glissa une pièce dans le distributeur de phénobarb. Le sédatif le calma un peu ; il fit signe à un taxi-robot.
— Au Directoire Principal, dit-il au chauffeur. Et prenez votre temps.
— Bien, monsieur ou madame, dit le robot MacMillan. À vos ordres. (Chez les MacMillan, le sens de la discrimination n’était pas très élaboré.)
Le taxi filait par-dessus les toits et l’air printanier et chaud s’y engouffrait par rafales. Benteley n’avait d’yeux que pour l’imposant ensemble de bâtiments vers lequel ils se dirigeaient. Il avait attendu juste le temps qu’il fallait. Ses épreuves écrites avaient été introduites la veille au soir. En ce moment même elles devaient apparaître sur le bureau du premier vérificateur dans l’interminable chaine des fonctionnaires du Directoire.
— Nous y voilà, monsieur ou madame.
Le taxi-robot s’était immobilisé, la porte s’était ouverte. Benteley paya et sortit.
La tension qui s’accumulait depuis des semaines avait atteint son point culminant. Hommes et femmes allaient et venaient dans un brouhaha excité. Des colporteurs vendaient des « méthodes » bon marché permettant de prédire les sautes imprévisibles de la bouteille et de battre ainsi le jeu du Minimax. Mais la foule affairée les ignorait : celui qui aurait inventé un système de prédiction efficace l’aurait utilisé pour lui-même, et non vendu.
Benteley s’arrêta sur la grande artère à piétons pour allumer une cigarette. Non, ses mains ne tremblaient pas vraiment. Il glissa sa serviette sous le bras, mit les mains dans les poches et se dirigea lentement vers le hall d’examen. Il passa sous l’arche de contrôle. Dans un mois, il aurait peut-être prêté serment au Directoire… Il regarda l’arche avec espoir et toucha une des amulettes, sous sa chemise.
— Ted, dit une petite voix pressante. Attends.
Il s’immobilisa. Les seins ballottant, Lori se frayait un passage à travers la foule. Elle l’atteignit, hors d’haleine.
— Je savais que je te trouverais ici, lui dit-elle. J’ai quelque chose pour toi.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Benteley un peu sèchement.
Il était conscient de la présence du Corps des TP du Directoire et n’avait aucune envie de livrer ses pensées intimes à quatre-vingts télépathes mourant d’ennui.
— Tiens.
Lori lui passa quelque chose autour du cou. Quelques personnes sourirent avec attendrissement. C’était une amulette.
Benteley l’examina. Elle avait dû coûter cher. Il n’avait pas prévu cette rencontre avec Lori.
— Tu crois que cela me servira ?
— Je l’espère. (Elle toucha son bras du bout des doigts.) Merci d’avoir été si gentil. Tu m’as renvoyée avant que j’aie pu te le dire. (Son ton devint plaintif.) Tu crois que tu as une chance ? Dis donc ! Si tu es pris, tu vas sans doute rester à Batavia !
— Les TP de Verrick te sondent, en ce moment, répondit Benteley avec irritation. Ils sont partout.
— Ça m’est égal, dit Lori. Une fille comme moi n’a rien à cacher.
Benteley restait tendu :
— Je n’aime pas cela. C’est la première fois que j’ai affaire à eux. (Il haussa les épaules.) Enfin ! Si je reste ici, il faudra bien que je m’y habitue.
Il s’avança vers le bureau central, cartes de pouvoir et d’identité à la main. La queue avançait rapidement. Bientôt, un fonctionnaire MacMillan lui prit les cartes et dévora leur contenu, avant de déclarer d’un ton maussade :
— Très bien, Ted Benteley. Vous pouvez entrer.
— Je pense qu’on se reverra, dit Lori tristement. Si tu restes par ici…
Benteley écrasa son mégot et se dirigea vers l’accès aux bureaux intérieurs.
— Je passerai te voir, dit-il à la fille, à peine conscient de sa présence.
Tenant fermement sa serviette, il franchit plusieurs rangées de gens qui attendaient et entra rapidement. La porte se referma aussitôt derrière lui. Il était entré. C’était le début.
Un homme d’une cinquantaine d’années, petit, avec des lunettes cerclées d’acier et une fine moustache cirée, le regardait fixement :
— Vous êtes Benteley, n’est-ce pas ?
— C’est exact, dit-il. Je suis venu voir le Meneur de Jeu Verrick.
— Pourquoi ?
— Je cherche un poste de classe 8-8.
Une fille entra abruptement dans le bureau. Ignorant Benteley, elle dit d’une voix rapide :
— Bon, c’est terminé. (Elle porta la main à sa tempe.) Vous voyez ? Êtes-vous satisfait, maintenant ?
— Ne me blâmez pas, dit le petit homme. C’est la loi.
— La loi !
La fille s’assit sur le bureau et rejeta ses cheveux roux en arrière. Elle prit une cigarette et l’alluma avec des gestes nerveux et saccadés :
— Fichons le camp d’ici, Peter. Il ne reste rien d’important.
— Vous savez bien que je reste.
— Vous êtes un idiot.
Elle se retourna à demi, se rendant soudain compte de la présence de Benteley. Ses yeux verts manifestèrent une surprise intéressée :
— Qui êtes-vous ?
— Vous feriez sans doute mieux de revenir une autre fois, dit le petit homme à Benteley. Ce n’est pas exactement le…
— Je ne suis pas venu jusqu’ici pour faire demi-tour. Où est Verrick ?
La fille le considéra avec intérêt :
— Vous voulez voir Reese ? Que vendez-vous ?
— Je suis biochimiste, répondit Benteley, furieux. Je cherche un poste de classe 8-8.
Ses lèvres rouges esquissèrent un sourire amusé :
— Vraiment ? C’est intéressant… (Elle haussa ses épaules nues.) Fais-lui prêter serment, Peter.
Le petit homme hésita. Il finit par lui tendre la main :
— Je suis Peter Wakeman. Et voici Eleanor Stevens, secrétaire privée de Verrick.
Benteley ne s’était pas attendu à cela. Dans le silence qui suivit, tous trois s’évaluèrent du regard.
— Le MacMillan l’a laissé entrer, dit Wakeman. Un appel général a été lancé pour des 8-8, mais je ne pense pas que Verrick ait encore besoin de biochimistes.
— Qu’en savez-vous ? demanda Eleanor Stevens. Cela ne vous regarde pas, d’ailleurs. Vous n’êtes pas du personnel.
— J’utilise mon sens commun, dit Wakeman en se mettant délibérément entre la fille et Benteley. Désolé, lui dit-il. Vous perdez votre temps ici. Allez aux bureaux d’embauche de la Colline. Ils ont toujours besoin de biochimistes.
— Je sais. J’ai travaillé pour le système des Collines depuis l’âge de seize ans.
— Que faites-vous ici, alors ? demanda Eleanor.
— Oiseau-Lyre m’a lâché.
— Passez à Soong.
— Non, dit Benteley en élevant la voix. Je ne veux plus entendre parler des Collines.
— Pourquoi ? demanda Wakeman.
— Les Collines sont corrompues. Le système s’effrite. Tout va au plus offrant…
— Bah ! fit Wakeman. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Vous avez votre travail : voilà à quoi vous êtes censé penser.
— Bien sûr, on me paie mon temps, mon habileté et ma loyauté. Je dispose d’un beau labo et d’un équipement qui a coûté plus que ce que je gagnerai durant toute ma vie. J’ai une garantie de statut et une protection totale. Mais je me demande à quoi sert mon travail en fin de compte. Ce qu’on en fait. Où il disparait.
— Et où disparaît-il ? demanda Eleanor.
— Dans le néant. Il ne sert à rien, à personne.
— Et à qui devrait-il servir ?
Benteley eut du mal à trouver une réponse :
— Je ne sais pas. À quelqu’un, quelque part. Ne voulez-vous donc pas que votre travail serve à quelque chose ? En théorie, les Collines sont des unités économiques séparées et indépendantes ; en fait, on trafique sur les frais, sur le coût des transports, sur les impôts… et plus que cela encore. Vous connaissez le slogan des Collines : LE SERVICE EST BON. LE BON SERVICE EST MIEUX. Quelle plaisanterie ! Les Collines ne pensent même pas à servir le public : elles sont des parasites.
— Je ne m’étais jamais imaginé que les Collines fussent des organisations philanthropiques, dit Wakeman sèchement.
Benteley s’écarta nerveusement. L’homme et la femme le regardaient comme s’il était un amuseur public. Pourquoi en voulait-il aux Collines ? La servitude classifiée payait bien ; personne ne s’en était jamais plaint. Mais il se plaignait. Peut-être par manque de réalisme – une survivance anachronique dont la clinique d’orientation infantile n’avait pas réussi à le débarrasser. En tout cas, il en avait assez.
— Pourquoi croyez-vous que le Directoire vaut mieux ? demanda Wakeman. Vous semblez vous faire pas mal d’illusions à son sujet.
— Laissez-le prêter serment, si cela peut faire son bonheur, dit Eleanor avec indifférence.
Wakeman secoua la tête :
— Je ne lui ferai pas prêter serment.
— Alors, c’est moi qui le ferai, répondit-elle.
— Excusez-moi, dit Wakeman. (Il sortit un flacon de scotch d’un tiroir et se servit.) Si quelqu’un veut se joindre à moi ?
— Non, merci, dit Eleanor.
— Que diable signifie tout cela ? dit Benteley avec irritation. Est-ce que le Directoire fonctionne ?
Wakeman sourit :
— Vous voyez ? Vous perdez déjà vos illusions. Restez où vous êtes, Benteley. Vous ne savez pas ce qui est bon pour vous.
Eleanor se laissa glisser du bureau et sortit. Elle revint presque aussitôt avec l’habituelle représentation symbolique du Meneur de Jeu :
— Venez, Benteley. Je vais accepter votre serment.
Elle plaça un petit buste de plastique couleur chair représentant Reese Verrick au centre du bureau :
— Allons, venez !
Lorsque Benteley se fut approché, elle toucha le petit sac de tissu qu’il portait autour du cou, l’amulette que Lori lui avait donnée.
— Qu’est-ce que c’est ? Racontez-moi.
Il lui montra le fragment d’acier aimanté et la pincée de poudre blanche.
— Du lait de vierge, expliqua-t-il sèchement.
— C’est tout ce que vous portez ? (Elle lui montra l’étalage d’amulettes qui se balançait entre ses seins nus.) Je ne comprends pas comment on peut y arriver avec une seule amulette. (Ses yeux verts dansèrent.) C’est peut-être pour cela que vous n’avez pas de chance.
— Ma graduation est hautement positive, rétorqua Benteley. Et j’en porte deux autres. On m’a fait cadeau de celle-là.
— Ah ? (Elle se pencha pour l’examiner de plus près.) Ce doit être une femme. Coûteuse, mais un peu trop voyante.
— Est-il exact que Verrick n’en porte jamais ?
— Parfaitement exact, intervint Wakeman. Il n’en a pas besoin : Lorsque la bouteille l’a désigné, il était déjà classe 6-3. Ce n’est pas de la chance, ça ? Il a parcouru tous les degrés jusqu’au sommet, exactement comme dans les bandes éducatives pour les enfants. Il sue la chance par tous les pores de sa peau.
— J’ai vu des gens le toucher en espérant que ça leur porterait bonheur, dit Eleanor avec un orgueil farouche. Je ne les blâme pas. Je l’ai fait moi-même, souvent.
— À quoi cela vous a-t-il servi ? demanda Wakeman calmement, en montrant les tempes décolorées de la fille.
— Je ne suis pas née à la même date et au même lieu que Reese, répondit-elle sèchement.
— Je ne crois pas en l’astro-cosmologie, dit Wakeman sur le même ton calme. Je pense que la chance va et vient par vagues.
(Il s’adressa à Benteley, en détachant les mots :) Verrick en a peut-être maintenant, mais cela ne signifie pas qu’il en aura toujours. Ils… (Il fit un geste vague vers l’étage supérieur.) Ils veulent un semblant d’équilibre. (Il se hâta d’ajouter :) Ne croyez pas que je sois chrétien ou quelque chose dans ce genre-là. Je sais que c’est une question de hasard. (Son haleine sentait la menthe et l’oignon.) Chacun a sa chance. Les grands et les puissants finissent toujours par tomber.
Eleanor lui lança un regard d’avertissement :
— Prenez garde !
Sans quitter Benteley du regard, Wakeman continua :
— N’oubliez pas ce que je vous dis. Vous n’êtes lié par aucune allégeance. Profitez-en. Ne prêtez pas serment à Verrick. Vous deviendrez un de ses serfs. Et cela ne vous plairait guère.
Benteley était refroidi :
— Vous voulez dire que je dois prêter serment à Verrick personnellement ? Ce n’est pas un simple serment de situation au Meneur de Jeu ?
— Effectivement, dit Eleanor.
— Pourquoi ?
— Une certaine incertitude règne en ce moment. Je ne puis vous en dire davantage. Plus tard, il y aura un poste correspondant à vos exigences de classe ; nous vous le garantissons.
Benteley serra sa serviette contre lui et s’éloigna d’eux. Son plan s’effondrait. Rien ne correspondait à ses prévisions.
— Alors, je suis pris ? demanda-t-il, presque avec colère. Vous m’acceptez ?
— Bien sûr, dit Wakeman nonchalamment. Verrick a besoin de tous les 8-8 sur lesquels il peut mettre la main.
Benteley s’éloigna encore de quelques pas, confus et incertain. Quelque chose clochait.
— Attendez, dit-il. Laissez-moi réfléchir un moment avant de prendre ma décision.
— Allez-y, dit Eleanor.
— Merci.
Benteley se retira pour examiner à nouveau la situation.
Eleanor fit le tour de la pièce, les mains dans les poches.
— Il y a du nouveau sur ce type ? demanda-t-elle à Wakeman.
— Rien que l’avertissement initial sur circuit fermé. Il s’appelle Léon Cartwright. Il est membre d’une sorte de culte déviationniste. Des dingues. J’aimerais bien voir de quoi il a l’air.
— Pas moi.
Eleanor s’arrêta devant la fenêtre et regarda le spectacle de la rue et des rampes avec une expression maussade :
— Ça ne sera plus long. Ils vont se mettre à hurler bientôt. (Elle porta les mains à ses tempes d’un geste saccadé.) Dieu, je n’aurais peut-être pas dû ! Mais c’est fait ; je ne peux plus rien y changer.
— Oui, c’était une erreur, acquiesça Wakeman. Quand vous serez un peu plus âgée, vous vous rendrez compte de son importance.
Un éclair de peur traversa les yeux de la fille :
— Je ne quitterai jamais Verrick ! Je dois rester avec lui.
— Pourquoi ?
— Je n’aurai rien à craindre. Il s’occupera de moi.
— Le Corps vous protégera.
— Je ne veux rien avoir à faire avec le Corps. (Ses lèvres rouges s’entrouvrirent, révélant des dents blanches et régulières.) Ma famille. Mon bon oncle Peter – à vendre, comme ses Collines. (Elle désigna Benteley :) Dire qu’il pense que c’est différent ici.
— Ce n’est pas une question d’argent, mais de principe, dit Wakeman. Le Corps est au-dessus des hommes.
— Le Corps fait partie du mobilier, comme ce bureau. (Eleanor fit crisser ses ongles effilés sur la surface du meuble.) Vous achetez les meubles, le bureau, les lampes, les ipvics, le Corps. (Son regard était empli de dégoût.) C’est un Prestonite, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
— Pas étonnant que vous soyez impatient de le voir. Moi aussi, j’ai une certaine curiosité morbide, comme s’il s’agissait d’un animal bizarre d’une des colonies planétaires.
Benteley émergea de ses pensées.
— Allons-y, dit-il. Je suis prêt.
— Parfait. (Eleanor se glissa derrière le bureau, leva une main et posa l’autre sur le buste :) Vous connaissez le serment ? Vous voulez que je vous aide ?
Benteley connaissait le serment d’inféodation par cœur. Mais il était rongé par le doute et hésita. Wakeman était plongé dans l’examen de ses ongles, l’air ennuyé et désapprobateur. Eleanor Stevens avait un regard avide ; son visage reflétait des émotions intenses et sans cesse changeantes. De plus en plus convaincu que quelque chose ne tournait pas rond, Benteley commença à réciter la prestation de serment au petit buste de plastique. Il en était au milieu lorsque les portes s’ouvrirent ; un groupe d’hommes entra bruyamment. L’un d’eux dominait les autres de sa taille et de ses larges épaules. Sa démarche était lourde, son visage gris et marqué, et ses cheveux avaient des mèches couleur d’acier. Reese Verrick, entouré par les collaborateurs qui lui étaient assujettis par serment personnel, s’arrêta en voyant ce qui se passait.
Wakeman capta le regard de Verrick. Il sourit imperceptiblement, en silence, mais son attitude était éloquente. Eleanor Stevens était devenue rigide comme de la pierre. Le feu aux joues, le corps tendu par l’émotion, elle attendit que Benteley eût terminé. Sitôt qu’il se tut, elle prit avec précaution le buste de plastique et l’emmena hors de la pièce, puis elle revint, la main tendue.
— Votre carte de pouvoir, Mr Benteley. Il nous la faut.
Benteley la sortit silencieusement et la regarda disparaître une fois de plus.
— Qui est-ce ? demanda Verrick.
— Il vient de prêter serment. Un 8-8. (Eleanor rassembla les affaires sur le bureau. Les amulettes semblaient vibrer entre ses seins.) Je vais chercher mon manteau.
— 8-8 ? Biochimiste ? (Verrick examina Benteley avec intérêt.) Il vaut quelque chose ?
— Il est bien, dit Wakeman. Ce que j’ai TP m’a semblé de première classe.
Eleanor referma en hâte la porte du vestiaire, jeta son manteau sur ses épaules nues et remplit ses poches de multiples objets :
— Il vient d’arriver d’Oiseau-Lyre. (Elle se hâta de rejoindre le petit groupe,) Il ne sait pas encore.
Le lourd visage de Verrick était tendu par la fatigue et les soucis, mais une lueur d’amusement passa dans ses yeux gris profondément enfoncés dans une solide ossature.
— Les derniers, pour le moment. Le reste ira à Cartwright le Prestonite. (Il regarda Benteley :) Quel est votre nom ?
Benteley répondit en marmonnant, et Verrick lui serra la main, la broyant dans une étreinte mortelle. Benteley réussit à demander :
— Où allons-nous ? Je croyais…
— À la Colline Farben.
Verrick et les autres se dirigèrent vers la rampe de sortie, sauf Wakeman, qui restait pour accueillir le nouveau Meneur de Jeu. Verrick expliqua brièvement à Eleanor :
— Nous opérerons de là-bas. Farben est verrouillée à mon nom personnel depuis l’an dernier. En dépit de ceci, je peux toujours exiger leur loyauté.
— En dépit de quoi ? demanda Benteley, soudain horrifié.
Les portes s’étaient ouvertes et l’éclatante lumière du soleil jaillit avec les bruits de la rue. Les cris des informatrices éclatèrent pour la première fois aux oreilles de Benteley. Tandis qu’ils descendaient vers la piste où les attendaient les véhicules intercontinentaux, il demanda d’une voix rauque :
— Que s’est-il passé ?
— Venez, grogna Verrick. Vous saurez tout d’ici peu. Nous avons trop de travail pour perdre du temps à parler.
Benteley suivit lentement le groupe, la bouche emplie de l’épais goût de cuivre de l’horreur. Maintenant, il savait. Partout autour de lui, les voix mécaniques et excitées des informatrices publiques hurlaient la réponse.
— Verrick évincé ! criaient les machines, tandis qu’ils s’avançaient dans la foule. Un Prestonite devient Numéro Un ! La bouteille a sauté ce matin à 9 h 30, heure de Batavia ! Verrick complètement évincé !
L’imprévisible déplacement du pouvoir avait eu lieu, l’événement que les augures avaient annoncé. Verrick n’était plus Numéro Un, Verrick n’était plus Meneur de Jeu. Il n’appartenait même plus au Directoire.
Et Benteley lui était lié par serment.
Il était trop tard. Il était en route pour la Colline Farben. Ils étaient pris dans le torrent des événements qui se déversaient sur tout le système des Neuf Planètes comme une tempête d’hiver.